Chapitre premier.
Les longues nuits semblaient ne s’écarter qu’à regret de la ville, pour quelques heures. Une grise lumière d’aube ou de crépuscule filtrant à travers le plafond de nuées d’un blanc sale se répandait alors sur les choses comme le reflet appauvri d’un lointain glacier. La neige même, qui continuait à tomber, était sans lumière. Cet ensevelissement blanc, léger et silencieux s’étendait à l’infini dans l’espace et le temps. Il fallait déjà allumer les veilleuses vers trois heures. Le soir épaississait sur la neige des tons de cendre, des bleus opaques, des gris tenaces de vieilles pierres. La nuit s’imposait, inexorable et calmante : irréelle. Le delta reprenait dans ces ténèbres sa configuration géographique. De noires falaises de pierre, cassées en angles droits, bordaient les canaux figés. Une sorte de phosphorescence sombre émanait du large fleuve de glace.
Parfois les vents du nord, venus du Spitzberg et de plus loin encore, du Groenland peut-être, peut-être du Pôle par l’océan Arctique, la Norvège, la mer Blanche, poussaient leurs rafales sur l’estuaire morne de la Néva. Le froid mordait tout à coup le granit, les lourdes brumes venues du sud par la Baltique s’évanouissaient tout à coup et les pierres, la terre, les arbres dénudés se couvraient instantanément de cristaux de givre dont chacun était une merveille à peine visible, faite de nombres, de lignes de force et de blancheur. La nuit changeait de face, dépouillant ses voiles d’irréalité. L’étoile polaire apparaissait, les constellations ouvraient l’immensité du monde. Le lendemain, les cavaliers de bronze sur leurs socles de pierre, couverts d’une poudre d’argent, semblaient sortir d’une étrange fête ; les hautes colonnes de granit de la cathédrale Saint-Isaac, son fronton peuplé de saints et jusqu’à sa massive coupole dorée, tout était givré. Les façades et les quais de granit rouge prenaient, sous ce revêtement magnifique, des teintes de cendre rose et blanche. Les jardins, avec les filigranes purs de leurs branchages, paraissaient enchantés. Cette fantasmagorie ravissait les yeux des gens sortis de leurs demeures étouffantes ainsi qu’il y a des millénaires les hommes vêtus de fourrures sortaient peureusement l’hiver des chaudes cavernes pleines d’une bonne puanteur animale.
Pas une lumière dans des quartiers entiers. Des ténèbres préhistoriques.
Les gens gîtaient dans des demeures glaciales où chaque coin habitable devenait pareil à un coin de tanière : la puanteur ancestrale pénétrait jusqu’aux pelisses qu’ils ne quittaient pas ou qu’ils mettaient pour aller dans la pièce voisine arracher quelques lames au parquet, afin d’entretenir le feu – ou prendre un livre – ou pour vider, dans un réduit du fond du corridor, les ordures de la nuit sur les tas d’excréments gelés recouverts eux aussi par le givre adorable dont chaque cristal était une merveille de pureté. Le froid entrait librement par les carreaux cassés.
La ville coupée de larges artères droites et de canaux sinueux, entourée d’îles, de cimetières, de grandes gares mortes, s’étendait au fond d’un golfe étroit, aux confins d’une solitude blanche (mais les nuits régnaient, irréelles ou constellées, implacables et calmantes ; et par ces nuits, des skieurs, armés de grands pistolets Mauser, emportant cinquante jolies balles pointues, une gourde d’eau-de-vie, deux kilos de pain noir, vingt morceaux de sucre, un passeport danois bien maquillé, cent dollars cousus dans la doublure du pantalon, entraient résolument à grandes enjambées dans ce désert où rien n’était pire que la rencontre de l’homme ; et des femmes, tenant par la main leurs enfants, des vieillards, des hommes lâches, tous courbés sous le grand vent de la terreur, plus mortel encore que les vents du Pôle, entraient eux aussi dans ce désert de glace, conduits par des traîtres et des espions, guidés par la haine et la peur, cachant parfois leurs diamants, comme les forçats dans les bagnes leur argent, jusque dans les replis secrets ou infâmes de la chair.)
Vue de très haut, de l’avion aux étoiles rouges qui la survolait lentement le matin, la Néva ressemblait à un mince serpent blanc dardant vers le désert une gueule ouverte où pointaient deux minces langues bleuâtres.
Les faubourgs dépeuplés avaient faim. Plus de fumée aux cheminées d’usines ; et quand l’une se mettait par hasard à fumer, les femmes emmitouflées de haillons, attroupées au seuil d’un magasin communal, regardaient avec une morne curiosité monter cette fumée bizarre.
– Y réparent des canons. Y touchent la ration extraordinaire…
– Combien ?
– Combien ? quatre cents grammes de pain par jour, oui, mais ce n’est pas pour nous, n’y en a que pour eux. Ceux de c’t’usine sont connus, les salauds…
Des drapeaux rouges noircis pendaient aux portes de vieux palais sang-de-bœuf, bâtis par le maître Bartolomeo Rastrelli, épris des élégances italiennes du XVIIIe siècle aux architectures gracieuses enrubannées comme des bergères. Hôtels de favoris d’impératrices, de conquérants de la Tauride et du Caucase, de grands seigneurs possesseurs de milliers d’âmes, ignorants, intrigants et voleurs, que la Chancellerie secrète mettait un jour à la torture avant de les déporter dans les forêts de l’Est. Quand les guides de la direction de l’Enseignement politique disaient aux simples gens venus à la capitale pour assister à des congrès gouvernementaux que c’était là les œuvres de l’architecte Rastrelli, ces visiteurs entendaient tout naturellement « les œuvres d’un fusillé », car fusillé se dit en russe rastrellanny. Plus austères, les hôtels et les palais des temps napoléoniens, nobles frontons réguliers posés sur de puissantes colonnades, avaient des mêmes chiffons rouges aux portes. Les époques de l’Empire marquaient ainsi les rues de constructions imposantes qui pouvaient faire songer la nuit aux tombes des pharaons d’une dynastie thébaine. Mais les cendres de cette dynastie-ci étaient fraîches dans une tourbière de l’Oural ; et ces tombes-ci, celles d’un régime, au vrai, portaient des écriteaux : P.C.R. (b), Comité du IIe rayon – R.S.F.S.R., Commissariat du peuple à l’instruction publique, direction des Services d’éducation de l’enfance arriérée – R.S.F.S.R., École des commandants rouges de l’Armée ouvrière et paysanne. Dans ces palais morts parce qu’ils étaient conquis, découronnés parce qu’ils n’étaient plus des palais, on travaillait. Les mitrailleuses accroupies dans les vestibules, souvent à l’ombre des grands ours empaillés qui tendaient autrefois le plateau aux cartes de visite, semblaient des bêtes d’acier, muettes mais prêtes à mordre. Les machines à écrire répandaient leur crépitement grêle dans les pièces aménagées pour des conforts princiers ; un fruste conquérant, le camarade Ryjik, dormait sans se débotter dans un cabinet Louis XV sur le divan même où, dix-huit mois auparavant, un vieil épicurien de la race auguste des Rurik se plaisait à contempler, plein d’un désespoir émerveillé, des jeunes femmes nues. Maintenant cet épicurien était allongé quelque part, nul ne savait où, au polygone d’artillerie, nu, la barbe hérissée, les deux tempes trouées, sous un demi-mètre de terre battue, un mètre de neige et la pesanteur sans nom de l’éternité.
À l’étage, des bureaux classaient des dossiers dans des boudoirs partagés par des cloisons en bois blanc ; des rangs de matelas disparates, produits de réquisition, posés sur le parquet, transformaient en dortoirs de vastes salles de fêtes blanc et or. D’énormes lustres de cristaux tintaient encore faiblement au passage des camions ; des captifs sans orgueil qui, peut-être, gravissaient autrefois d’un pas digne, sous le regard impassible de laquais en livrée isabelle, les escaliers de marbre de cet hôtel même, attendaient dans la cave leur transfert à la Commission extraordinaire. De temps à autre, le factionnaire nonchalant accoudé à une petite table crasseuse, à l’entrée de l’escalier des caves, se levait, jetait à regret sur son épaule la bretelle du fusil qu’il portait suspendu le canon vers le sol, et allait décrocher le cadenas de cette prison.
– Allons, disait-il sans méchanceté, les financiers aux chiottes, par trois !
Il poussait familièrement devant lui des formes épaisses qui se bousculaient dans l’étroit escalier, puis hésitaient un moment dans la cour, à la vue de la neige scintillante… Des ronflements venaient du corps de garde installé dans les anciennes cuisines.
Ryjik ne savait plus le compte des heures. Sa journée n’avait ni commencement ni fin. Il dormait quand il pouvait, le jour, la nuit, parfois au début des séances du Comité du rayon, quand le rapporteur était prolixe. Il dormait alors renversé sur sa chaise, la bouche ouverte, la lèvre supérieure rousse ; et ses mains détendues, posées sur les genoux, exprimaient dans leur brusque ankylose une lassitude énorme. Longtemps le téléphone, cette bizarre petite voix que devait capter l’oreille, cette voix qui faisait penser à un insecte creusant la terre, lui avait causé un malaise nerveux. Maintenant, il dictait et recevait des ordres à l’appareil ; et ses doigts traçaient d’une grosse écriture écolière, sur les revers de boîtes de cigarettes, les textes de téléphonogrammes : « … à transmettre aux Comités des Trois : terminer dans les vingt-quatre heures la réquisition des vêtements chauds. » « Faire prendre un tonneau de harengs au magasin 12, diminuer les rations des hommes… » « Arrêter les dix premiers otages de la liste communiquée par le Comité des Cinq… »
Il écoutait, l’œil vague, abruti par la fatigue du jour, devant des miettes de pain noir répandues sur la console. « Allo, Gorbounov ! Appelez Gorbounov. La rafle est-elle finie ? » L’insecte difforme grattait la terre au fond de son trou, quelque part très loin ; une voix inconnue répondit brutalement : « Gorbounov a une balle dans l’aine, fichez-moi la paix. » Et la communication fut coupée. Ryjik jura ; la sonnerie retentissait de nouveau avec une insistance joyeuse : « Allô, c’est toi, Ryjik ? Le théâtre Sabourov offre vingt places pour la Petite Chocolatière… » La porte avait crié derrière lui, il perçut une présence bienfaisante mais légèrement irritante :
– Xénia ?
– C’est moi. Va te coucher, Ryjik.
Xénia portait la vareuse couleur d’herbe des soldats et des lorgnons en métal blanc ; l’étui du pistolet automatique à la ceinture. Elle apportait un livre. Ryjik, dans sa grande fatigue, songea à deux globes de chair doux et tendus, à une bouche chaude. Xénia le regardait posément :
– Demain à six heures, séance du rayon.
Il rougit.
– Ça va, bonsoir.
Il descendit l’escalier de marbre. Une sorte de colère couvait en lui, sans raison, contre cette jeune femme si simple et nette près de lui qu’elle écartait par sa seule présence l’idée même qu’ils pussent être jamais, ne serait-ce que pendant un instant, face à face comme un homme et une femme, désarmés l’un par l’autre et livrés l’un à l’autre.
Dans la bibliothèque déserte, près du grand poêle en faïence hollandaise, deux soldats jouaient aux échecs à la lueur d’une bougie. L’échiquier était de mosaïque en pierres rares incrustées dans un élégant petit guéridon ; les pièces en ivoire, d’un dessin chinois, minutieux, fantasque et précis. Ryjik, adossé au poêle pour que la chaleur entrât bien en lui, ferma les yeux. Quel boulot ! Et si je suis fatigué d’être fort, à la fin ? Si ?… Dans ces instants d’extrême lassitude, il se répétait trois mots sans réplique. « Il le faut. » L’accumulateur se rechargeait magiquement lui-même. La fatigue n’était plus que celle d’une journée : le sommeil la dissiperait. La nuit régnait magnifiquement silencieuse, sur les neiges, la place, la ville, la révolution.
– T’es vanné, Ryjik ? fit l’un des joueurs en poussant un pion. (C’était un petit homme noir aux cheveux trop longs, négligés, où brillaient des brindilles de paille.) Moi aussi. Le lait était à vingt roubles aujourd’hui au marché. Le sucre à quarante. Je reviens de Gdov. C’est joli, la campagne ! À Matveevka, figure-toi, un commissaire avait passé, réquisitionnant les vaches et les montres. Les croquants ont failli m’écharper. Les détachements de ravitaillement maraudent, se sauvent ou se font massacrer. J’ai pourtant rencontré de braves types à cran, de la fabrique des câbles… Ils dormaient à la gare, par prudence. Ils avaient raison.
L’autre joueur toussa dans un mouchoir sale et dit sans lever la tête qu’il avait petite, anguleuse et dure :
– Moi, j’suis bon. Ma femme avait fait soixante verstes en chemin de fer et dix-huit à pied pour aller chercher au village vingt kilos de farine. On les lui a saisis à l’arrivée. Elle a la fièvre, à c’t’heure. C’est p’t’être bien le typhus. J’peux pas donner l’gosse à la maison des enfants, ils y crèvent comme des mouches. Échec à la reine…
– Gorbounov a une balle dans l’aine, fit Ryjik.
– C’est un feignant, répliqua le noiraud sans s’émouvoir. Je l’ai vu faire l’enregistrement des machines à écrire. Y n’comprenait pas la différence entre l’enregistrement et la réquisition. Y raflait tout, jusqu’aux appareils photographiques. J’lui ai dit : « T’es un imbécile, on n’f’ra jamais d’toi un citoyen conscient… » Y n’sait qu’pérorer : « La révolution mondiale… »
Ryjik avait chaud maintenant et de troubles arrière-pensées se mouvaient sous son front, dans ces recoins obscurs où nous reléguons inlassablement, impitoyablement, une étrange multitude de désirs, de rêves, de divinations, de violences, de joies étranglées, de brutalités matées. Il dit sèchement à ces hommes :
– Toi, tu seras de garde de deux à cinq heures à la prison ; toi, à l’entrée, et sortit.
La nuit glaciale rafraîchit son visage sans qu’il se trouvât mieux. Les gens veillaient selon l’ordonnance de l’Exécutif, dans les encoignures noires des portes. Le ciel s’était couvert, la neige ne brillait plus : on marchait dans des cendres opaques et douces qui étouffaient le bruit.
Vers trois heures, à l’instant où la nuit semble définitive tant elle est vaste, calme et profonde, le téléphone s’étant enfin tu, Xénia, seule dans la grande salle parquetée de la permanence, écrivit quelques lignes sur le revers d’un laissez-passer :
La Révolution : le feu.
Brûler le vieil homme. Brûler soi-même.
Rénovation de l’homme par le feu.
Elle avait pris à deux mains sa tête de vingt ans et demeurait pensive devant ces lignes. Rénover l’homme à fond par le fer rouge. Labourer la vieille terre, abattre le vieil édifice. Refaire la vie à neuf. Et sans doute, soi-même, périr. Je périrai : l’homme vivra. Je périrai : froid. Sourde angoisse quand même. Est-ce aussi la résistance du vieil homme ? Victoire, sourire dans le vide : eh bien ! oui, je périrai, je suis prête. « Prête. » Elle le dit à haute voix. Le mot lui revint du silence et de la nuit sans bornes avec un long retentissement intérieur. Elle ne sentait pas qu’il y avait quelqu’un derrière elle.
Ryjik approchait doucement, d’un pas si léger que ses bottes de feutre ne faisaient point crier le parquet, un peu penché en avant, les tempes chaudes, les orbites creuses, portant en lui une grande décision élémentaire. Il mit pesamment la main sur l’épaule de la jeune femme. La tiédeur de cette épaule passa instantanément dans tous ses nerfs. Pour gagner quelques secondes, l’infini de quelques secondes, il demanda :
– Tu écris, Xénia ?
– Ah, c’est toi !
Sans surprise, sans même se retourner entièrement vers lui, elle désigna d’un mouvement de tête les lignes qu’elle venait de tracer.
– Lis, Ryjik. Et dis-moi si c’est juste ?
Brûler le vieil homme. Brûler…
Ryjik se redressa ; tout à fait maîtrisé.
– Juste, juste ? Je ne sais pas. Je n’aime pas les formules romantiques. Des phrases. Tout est beaucoup plus simple : impérialisme, guerre des classes, dictature, conscience prolétarienne… À demain.
Il pivota sur ses talons, tout d’une pièce. Le cordon de cuir du revolver Nagan battait sa hanche. Il traversa d’un pas décidé de somnambule des corridors noirs, se jeta sur son divan dans l’obscurité et la fatigue l’assomma.
… Cette nuit-là, il n’arriva dans la ville que sept wagons de vivres, dont un dévalisé. Il y eut quarante arrestations de suspects. On fusilla deux hommes dans une cave.